«Dans les sciences sociales, en général, on ne cherche pas des objets, comme peuvent l’être des virus, par exemple. Plus souvent, on va à la découverte de relations qui n’ont pas encore été prises en compte. Dans mon cas, il s’agit surtout de mettre en rapport des objets de jouissance dans le cadre des loisirs (les œuvres de Beethoven, Berg, Schönberg…) avec le facteur politique. C’est un travail à la fois de recherche de documents, d’analyse des œuvres et des contextes politiques, et enfin d’écriture, de mise en récit : je tiens assez à l’idée que faire des sciences sociales c’est aussi mettre en forme le réel. Pour mon livre sur la Neuvième Symphonie de Beethoven (1), j’étais parti d’un fait troublant. L’Ode à la joie est devenue l’hymne de l’Union européenne dans une version officielle faite en 1972 pour le Conseil de l’Europe - on le sait encore peu - par Herbert von Karajan. Du point de vue légal, c’est donc une œuvre de Karajan, ancien membre du parti nazi. Il y a là un paradoxe, un problème politique et moral, qui intéresse tous les Européens et qui à mon avis n’est pas résolu aujourd’hui. Mais dans ce même travail, j’examinais aussi le rapport de Beethoven au pouvoir et comment le politique est représenté dans ses œuvres. Dans la Neuvième, on peut ainsi étudier les figures collectives du chœur par opposition aux individus solistes et ce que cela révèle du lien entre musique et politique, qui bien entendu prend des formes différentes. Le cas de l’hymne national de certains pays montre que le pouvoir peut créer une musique de toutes pièces. Au pôle opposé, du côté
de l’avant-garde, on peut aussi questionner les rejets.
C’est l’un des axes de mon travail sur Schönberg
(2). Pourquoi, au début du XXe siècle à
Vienne, y a-t-il des réactions aussi hostiles de
la part des critiques et du public, jusqu’au célèbre
Skandalkonzert du 31 mars 1913 ? Qu’est-ce qu’il
y avait dans cette musique pour susciter une telle colère
? Ma tentative de réponse est que la transformation
du langage musical opérée par Schönberg
(la perte de la tonalité) devient un enjeu parce
qu’à l’époque, à Vienne,
on projette dans tous les événements musicaux
une représentation du politique et des relations
de pouvoir. Le geste de transgression de Schönberg
dans le champ musical est donc instantanément compris
comme une atteinte aux fondements de la société.
C’est une preuve a contrario de l’importance
sociale et politique de sa musique.» |
Esteban Buch est directeur de l’équipe «Musique» du Cral (Centre de recherches sur les arts et le langage de l’EHESS) et maître de conférences à l’EHESS.
(1) La Neuvième de Beethoven, une histoire politique, Gallimard, 1999.
(2) Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Gallimard, 2006.