…me
disait un jour, il y a dix ans de cela, un choriste jurassien
qui me rencontrait pour la première fois et qui
était visiblement ravi de mettre un visage sur
le compositeur d’une chanson qu’il avait bien
aimé chanter avec sa chorale. Cette phrase, qui
voulait être un compliment, m’a après
coup et pour quelque temps, beaucoup interpellé
! Voulait-elle dire que chanter dans une chorale ou écrire
des chansons pour des chœurs de villages était
«une affaire de vieux», un loisir d’un
autre temps?! Ou venait-elle simplement me rappeler que
mon activité de compositeur avait commencé
très jeune. Pour moi qui suis «tombé
dedans» dès mon enfance, chanter à
l’église, à l’école et
surtout en famille était une seconde nature, un
acte spontané que bien des familles fribourgeoises,
valaisannes ou vaudoises pratiquaient tous les jours.
Dès l’âge de dix ans, je n’ai
cessé d’écrire, d’improviser
des mélodies pour enfants d’abord, puis pour
chœurs, avec mon accordéon, mon premier piano
ou ma voix , spontanément, instinctivement, bien
avant de connaître ou d’apprendre les règles
d’harmonie ou de contrepoint. J’ai chanté
au chœur d’hommes de ma paroisse les hymnes,
les psaumes, les introïts dans les vieux missels
en notation carrée, sous l’œil et l’oreille
bienveillante et vigilante de mon père, de mon
oncle, de mes cousins, «maîtres chantres»,
du grégorien souvent ânonné, approximatif
et parfois chancelant, avec des incursions dans les «tons
gallicans»! Il ne m’est jamais venu à
l’idée que cette activité-là
pouvait être d’un autre âge, alors que
parallèlement, je me trouvais en pleine période
«baba-cool» et j’écoutais et
chantais les Beatles, les Rolling Stones, les Bee-Gees.
Et même à l’époque où
je découvrais et jouais Bach, Mozart, Beethoven,
Debussy ou Satie, où je chantais Palestrina, Vittoria
ou les madrigaux de la Renaissance à la Maîtrise
de St-Michel, Joseph Bovet, Jaques-Dalcroze, Doret, Kaelin
restaient à mon menu quotidien, porteurs de quelque
chose de profond, d’essentiel.
Chef de chœur, j’ai toujours gardé cette
fibre chorale romande et je m’étonnais que
les musiciens «sérieux» la dénigrent.
«D’un autre temps» voulait dire pour
moi «mes racines». La complicité avec
Gérard Plancherel, Bernard Ducarroz et Emile Gardaz
a confirmé cette conviction: il y a en Suisse Romande
un mode d’expression privilégié qui
est le chant choral populaire. Les auteurs et compositeurs
ne «refont pas» du Bovet, du Kaelin: ils utilisent
un langage compris de tous et où chanteurs et auditeurs
expriment au plus profond d’eux-mêmes leur
quotidien plus ou moins rose, leur foi , leurs peines
et leurs joie, leurs espoirs «Je chante pour donner
ma voix à la fontaine» écrivait Emile
Gardaz dans le credo du chanteur. Cette démarche
de «chanson populaire élaborée»
n’est pas anachronique. C’est une véritable
«inculturation».
J’ai eu l’occasion d’en parler avec
Bepi de Marzi qui, dans ses «storie» pour
son chœur I Crodaioli, utilise les voix et les cadences
harmoniques cisalpines. Un jour il me dit, un peu désabusé:
«il ne faut pas continuer dans cette voie, nous
sommes dans une impasse, tout a déjà été
écrit, pourquoi refaire des chansons alors qu’il
en existe tellement et de tellement plus belles?!»
Nouvelle question qui venait m’ ébranler
et qui rejoignait une réponse de Michel Corboz
à qui l’on demandait pourquoi il n’écrivait
plus de chansons pour chœurs et qui avait répondu:
«il y a tellement de choses si belles déjà
écrites qu’il est inutile d’en rajouter».
Le lendemain de la rencontre avec Bepi, il me téléphonait
pour me dire : « oublie ce que j’ai dit hier,
il faut au contraire, continuer à écrire,
on a en nous ce besoin fondamental de le faire et les
chœurs se retrouvent dans ce qu’on écrit.
Il suffit de voir les yeux brillants ou embués
de ceux qui chantent ou qui écoutent pour être
persuadés que, même si ces chansons vont
passer, elles auront apporté, l’espace d’un
instant, un « supplément d’âme»!
Signore delle Cime» Maria Lassu» «Nicolaewska»
ne vont pas contredire ce credo. Ces «chansons d’un
jour» sont des irréfutables témoins
de la profondeur de cette démarche, comme peuvent
l’être pour nous «A travers bois»
«le Petit Pays», «Le Secret du Ruisseau»,
«Soir d’Octobre» «Chante en mon
Cœur» «Adyu mon bi Payi», le «Vieux
Chalet» le «Ranz des Vaches» et combien
d’autres, sans oublier l’incomparable «Nouthra
Dona di Maortse», qui sont les perles de cette immense
corbeille de chansons que de jeunes compositeurs continuent
de remplir, y mettant leur touche personnelle.
Si, au Québec ou en France, on harmonise pour chœurs
les chansons des chansonniers ou d’artistes de variété
avec plus ou moins de bonheur –la démarche
irrite parfois les musiciens puristes ou enfermés
dans leurs chapelles- ici on crée des chansons
dans un langage adapté aux possibilités
de nos choristes avec des apports venus du jazz ou de
folklores étrangers.
KALEIDOSCHORAL a permis de faire l’inventaire choral
de Suisse Romande, tous genres, toutes mouvances confondus,
dans le respect de chaque témoignage musical porté
par des ensembles de haut niveau. Le résultat est
porteur des plus grands espoirs. Le chant choral se porte
plutôt bien, du yodel au gospel, en passant par
le classique, le traditionnel et même l’insolite.
La spécificité de la «chanson romande
élaborée» a été saluée
comme une démarche originale, riche et pas «ringarde»
grâce à des auteurs qui ont su sortir le
genre de la nostalgie des images passéistes.
Car, qui dit chanson dit texte et auteurs, on l’oublie
trop souvent, et pourtant leur rôle est capital
dans le renouvellement du répertoire. Ce sont eux
qui expriment leur temps et on ne saurait dire assez combien
Emile Gardaz nous a apporté de vraies perles, qui
n’ont rien de folkloriques; il y exprime les gens
d’ici et d’ailleurs, peint paysages et personnages
avec tendresse, humour et profondeur. Tous les compositeurs
romands ont connu ce bonheur de faire route avec lui,
de mettre en musique ses textes, de facture irréprochable
et dont les images font mouche à chaque fois et
quelle dimension humaine s’en dégage! L’ouverture
aux autres, venus d’ailleurs, la richesse de la
«différence», les petits travers humains
et surtout la découverte de son identité
en allant voir ailleurs, autant de thèmes chers
à Emile.
La démarche de ceux qui écrivent des textes
est semblable à celle des musiciens: ce ne sont
pas des poèmes d’une élite cultivée
et littéraire: ce sont des pistes, des flashes
de vie. Quand je reçois un texte, je le lis longtemps
et plusieurs fois, même à haute voix; je
le laisse mûrir quelques jours ou quelques mois
et je le reprends plus tard: Les phrases musicales, les
harmonies viennent alors très vite, comme dictées
par ma lecture personnelle du texte et la chanson prend
forme; elle s’impose et ne sera jamais autrement.
Elle restera ou pas, on n’en sait rien. On ne cherche
pas à créer un tube pour plaire, on fait
ce qui vient et tant mieux si cette chanson passe la rampe
et surtout touche juste.
Je dirais aux jeunes compositeurs de ne pas se considérer
comme des acteurs culturels «d’un autre temps»
mais de se forger, au fil des chansons, leur propre langage,
de ne pas faire des «exercices d’harmonie»
ou de l’épate, mais d’entrer dans les
textes, de penser aux interprètes, à leurs
possibilités comme à leurs limites et, surtout,
à leur plaisir, à leurs capacités
d’être touchés, à entrer dedans
avec le cœur. Je leur dirai de ne pas se regarder
écrire mais d’écrire pour les gens
qu’ils aiment, par pour les collègues musiciens.
Et tant pis si l’on vous fait rentrer dans le catalogue
d’une telle ou telle mouvance!
Je dirais aussi aux responsables culturels des cantons
romands de poursuivre leur soutien à cette démarche
unique et enviée ailleurs et, pour suivre les propos
réitérés et les actes de Pascal Corminboeuf,
d’aider et de reconnaître hic et nunc ceux
qui écrivent, d’en être fiers, de ne
pas être frileux à l’égard des
créateurs d’ici, souvent trop modestes …et
ne pas attendre qu’ils soient morts pour les remercier
ou leur rendre hommage!